À la limite

Confronter les changements climatiques aux Îles-de-la-Madeleine
 Îles-de-la-Madeleine

Balayées par le vent, éloignées et d’une beauté à couper le souffle. Ce sont les Îles-de-la-Madeleine au Québec. Archipel étroit, entouré de toutes parts par les eaux imprévisibles du golfe du Saint-Laurent, les îles abritent un peu moins de 13 000 personnes qui vivent principalement de la pêche et du tourisme.

Comme de nombreuses petites îles à travers le monde, les conséquences des changements climatiques modifient considérablement la vie ici. Les insulaires se réunissent pour lutter contre cette réalité et trouver des solutions locales, et posent de difficiles questions sur l’avenir.

« Nous disons que les humains peuvent s’adapter. Bien sûr, mais à quel prix? »

« Sera-t-il possible de maintenir des communautés comme la nôtre dans des zones aussi vulnérables dans le contexte des changements climatiques? », se demande Serge Bourgeois, directeur du service de planification des îles. « Nous disons que les humains peuvent s’adapter. Bien sûr, mais à quel prix? »

En novembre 2018, les Îles-de-la-Madeleine ont connu une violente tempête hivernale. Plus de 1 500 habitants se sont retrouvés sans électricité, les communications ont été complètement coupées et les habitants ont été obligés de faire bouillir l’eau.

Il y a quelques décennies, une tempête comme celle-ci aurait été rare. Mais en raison des changements climatiques, les tempêtes hivernales sont à la fois plus intenses et plus courantes de nos jours.

Comprendre l’importance

« Lorsqu’il est question de changements climatiques, les Îles-de-la-Madeleine sont vraiment la sentinelle du Québec », explique Laurent Da Silva, économiste au consortium québécois sur les changements climatiques, Ouranos. « Les taux d’érosion que nous constatons [sur les îles] sont plus rapides que partout ailleurs au Québec. »

Da Silva a participé à une étude pluriannuelle avec Ouranos et l’Université du Québec à Rimouski pour découvrir les impacts économiques de l’érosion liée aux changements climatiques sur les côtes de la province. Leurs découvertes furent stupéfiantes : 1,5 milliard de dollars d’impacts sur les infrastructures au cours des cinquante prochaines années.

Et ce ne sont que les effets directs de l’érosion sur les infrastructures. L’étude ne comprenait pas les impacts indirects sur les activités économiques locales et la santé publique, ni les effets d’autres menaces comme les inondations d’eau de mer. Les coûts associés à l’immersion due aux tempêtes, aux inondations et à l’élévation du niveau de la mer devraient être deux à quatre fois plus élevés que ceux de l’érosion.

Pourquoi ces îles sont-elles si vulnérables?

« Aux Îles-de-la-Madeleine, nous plaisantons parfois en disant que nous ne pouvons pas toujours reculer à l’approche d’une falaise, car nous tomberons de l’autre côté », explique M. Bourgeois. Les îles longues et minces sont structurellement fragiles, composées d’affleurements rocheux reliés par des dunes et des flèches de sable. Le paysage s’enfonce naturellement et est sensible à l’érosion et aux dunes mouvantes. Mais les changements climatiques aggravent tous ces effets.

Pendant l’hiver, la glace entourait auparavant les îles, créant une protection contre les vents violents et les fortes vagues qui provoquent l’érosion. Maintenant, la glace ne se forme parfois qu’en février ou en mars, et fond plus tôt qu’auparavant. Ce manque de protection aggrave l’effet de tempêtes comme celle de novembre 2018. En effet, les îles sont désormais constamment martelées par la mer.

Pour aggraver les choses, le réchauffement climatique a entraîné des variations rapides de température. Lorsque le temps bascule entre le gel et le dégel, l’eau s’infiltre dans les fissures des falaises des îles, puis gèle et se dilate soudainement. La pression provoque l’effondrement des falaises, exacerbant l’érosion.

Ajoutez l’élévation du niveau de la mer, ce qui menace également l’approvisionnement en eau souterraine et en eau potable, et il est clair que les insulaires ont beaucoup à faire. Les infrastructures vitales, les services et même les résidences privées sont à risque. De nombreuses routes qui relient les îles sont sensibles aux inondations et à l’érosion, et certains habitants prévoient qu’un retour au transport par bateau pourrait éventuellement être nécessaire.

Un mode de vie changeant?

Le réchauffement des eaux et la fonte des glaces modifient également l’habitat des espèces locales comme les mollusques, les homards, les phoques et les poissons de fond. Ces impacts commencent à affecter le gagne-pain de la population, avec des industries essentielles de la pêche, de la chasse et de l’aquaculture en jeu. Les Îles-de-la-Madeleine ont la plus grande flotte de pêcheurs de homard au Québec, et 70 % de la production de mollusques de la province se fait ici.

« Les pêcheurs dépendent beaucoup de la température de l’eau », affirme Bruno-Pierre Bourque, un jeune pêcheur qui pêche depuis une décennie. « Oui, il va y avoir des changements. Mais seront-ils tous négatifs? Il y a du positif et du négatif dans chaque situation. Nous devrons nous adapter, peut-être changer les secteurs de la pêche. »

Pour l’instant, la pêche se porte bien. Certains pêcheurs profitent d’un boom des populations de homard, avec des captures records en 2017 et 2018. Mais alors que les espèces migrent vers le nord vers des eaux plus fraîches, de nombreux habitants s’inquiètent de l’avenir de la biodiversité locale et de ce que cela signifie pour l’économie et la culture locales.

« Nous sommes un peuple fondamentalement maritime », explique M. Bourgeois. En effet, pendant des centaines d’années, les peuples Miꞌkmaq utilisaient les îles pour pêcher et chasser le phoque. Les îles ont ensuite été colonisées au XVIIIe siècle par les colons français pour la pêche, et la dépendance de la communauté à la mer n’a cessé de croitre depuis. « Quand la pêche ne va pas bien, cela a un impact significatif sur la communauté. »

Relever le défi

Les résidents sont parfaitement conscients de ces problèmes et beaucoup les abordent de front.

« Nous connaissons les problèmes auxquels nous sommes confrontés et nous savons quels sont les enjeux. Et le temps presse », explique M. Bourgeois. « Nous avons des priorités, nous avons un travail prévu et nous sommes prêts à passer à l’action. »

Il y a six ans, plus de 60 partenaires locaux se sont réunis pour planifier la stratégie environnementale de la région. « Les changements climatiques sont devenus le problème numéro un sur le plan environnemental, social et économique », explique Marie-Ève Giroux, directrice générale de l’organisation environnementale locale Attention Fragiles.

Les locaux ont créé un comité permanent pour lutter contre l’érosion et ont découvert que, dans de nombreux cas, la meilleure stratégie consiste à se déplacer vers l’intérieur des terres. Des sentiers pédestres et des points d’observation sont déplacés. De nouveaux règlements et zonages ont été mis en place pour protéger la stabilité des sols et interdire la construction dans les zones à risque.

Les résidents ont également appris de leurs erreurs antérieures ce qu’il ne fallait pas faire… comme dépendre des infrastructures dures, tels les digues ou les enrochements. « Les murs de pierre traditionnels que nous avons construits devant notre infrastructure aggravent le problème plutôt que d’améliorer ces situations », explique M. Bourgeois.

« Il est rare que des mesures d’ingénierie rigoureuses soient la solution », explique M. Da Silva. « Premièrement, leur mise en place est extrêmement coûteuse. Deuxièmement, elles ne sont pas adaptables à l’incertitude des changements climatiques. »

Au lieu de cela, certains groupes locaux ont mis l’accent sur les approches écologiques, telles que la restauration des dunes et la revitalisation des plages de l’île. Attention Fragiles travaille à la restauration des dunes depuis plus de 20 ans, en utilisant des techniques « douces » pour maintenir le sable avec des plantes et des matériaux naturels. Ces stratégies protègent également les aquifères souterrains responsables de l’eau potable.

« Nous suivons environ 300 sites et nous essayons d’impliquer les citoyens dans ces projets », explique Mme Giroux. « C’est vraiment l’herbe de la plage qui maintient les dunes. Il y a tout un réseau de racines qui peut s’étendre sur des kilomètres et qui maintient les dunes ensemble. »

Faire face au changement

Mais tous les risques ne peuvent pas être traités de manière adéquate avec des solutions bon marché et douces. « Souvent, lorsque nous parlons de solutions, nous parlons de millions de dollars », admet M. Bourgeois. « Aurons-nous les moyens financiers de maintenir les populations dans des zones si vulnérables? C’est la grande question pour moi. Si le gouvernement de palier supérieur n’aide pas les communautés, il y aura de gros problèmes. »

La province de Québec fait un suivi de ces enjeux et a réservé 45 millions de dollars sur trois ans pour l’adaptation à l’érosion causée par les changements climatiques. Mais M. Bourgeois ne mâche pas ses mots : « Dans ce contexte, ce n’est rien. »

Le manque de ressources financières signifie que les habitants commencent à faire des choix difficiles. Comme plusieurs, M. Bourgeois est pragmatique à propos de la situation : « Nous ne pouvons pas tout déplacer et nous ne pouvons pas tout sacrifier. Nous devons nous battre dans les zones où la lutte est nécessaire. »

Pour l’instant, les régions les plus importantes ont été priorisées pour l’action, notamment Cap-aux-Meules, qui dispose de 60 % des services locaux, et le site historique de La Grave, un site touristique phare qui est situé sur un terrain particulièrement étroit et vulnérable. Étant donné que l’impact économique du tourisme représente 50 millions de dollars par an, c’est un aspect essentiel de l’aménagement du territoire.

En ce qui concerne les résidences locales, certaines personnes et familles déplacent actuellement leurs actifs à l’intérieur des terres, vers des endroits plus sécuritaires. « Il y a des gens qui [ont des maisons] au bord d’une falaise aujourd’hui qui savent qu’il leur reste 15 ans, 20 ans, peut-être moins », remarque M. Bourgeois.

« Souvent, la meilleure solution est un retrait ordonné », note Mme Da Silva. « En fin de compte, la mer va toujours gagner. »

Lisez également : Qu’est-ce que le retrait ordonné

À mesure que les changements climatiques se font sentir, de nombreuses collectivités côtières sont confrontées au fait que ce n’est plus aussi facile aujourd’hui de vivre au bord de la mer que ça l’a déjà été. Les risques d’inondation et d’érosion sont trop élevés et dangereux, pouvant même causer la mort.

Le « retrait ordonné », comme son nom l’indique, permet l’inondation stratégique par la mer de certaines zones et le déplacement des gens vers des endroits plus sûrs. Dans la mesure du possible, cela signifie aussi déplacer des biens vulnérables, comme des maisons ou d’autres infrastructures.

Aux Îles-de-la-Madeleine, il n’a pas été facile de convaincre les gens de quitter la côte et l’accès à la mer ainsi que la vue incroyable qu’ils chérissent depuis longtemps. Mais la municipalité et d’autres décideurs ont pris des mesures fermes pour décourager la construction dans les zones vulnérables.

« Sans le savoir, les gens se placent dans une situation précaire et, après, lorsqu’il y a des catastrophes, c’est le gouvernement qui doit payer les factures », dit M. Bourgeois.

Dans certaines situations, il est beaucoup plus logique de gérer un retrait des côtes vulnérables. Les vies sont alors moins à risque, et les gouvernements dépensent moins d’argent pour intervenir en cas de catastrophe. Mais il faut aussi soutenir les propriétaires pour qu’ils aient les moyens financiers de se retirer.

Comme le dit M. Bourgeois, « dans bien des cas, on connaît la solution idéale qui serait de donner de l’argent aux gens pour qu’ils puissent investir dans leur sécurité ».

Cela peut se faire au moyen d’initiatives comme les programmes de rachat de maison ou d’aide à la relocalisation. Les résidents des Îles-de-la-Madeleine qui vivent dans des endroits à risque sont actuellement admissibles à une aide à la relocalisation du gouvernement du Québec, mais doivent quand même payer eux-mêmes une partie de la facture.

À la recherche d’espoir et d’opportunités

Pour certains locaux, le défi des changements climatiques a incité à repenser fondamentalement la façon de vivre la vie sur l’île. C’est le cas de l’organisme de recherche appliquée CERMIM (Centre de recherche sur les milieux insulaires et maritimes), dont le mandat est de se concentrer sur l’innovation en milieu maritime et insulaire.

« Les îles ont un contexte si extraordinaire quand on pense aux contraintes que nous avons, que ce soit l’érosion, les changements climatiques, la gestion des déchets, les sources d’énergie… », explique Mayka Thibodeau du CERMIM. « C’est comme une planète à plus petite échelle. »

« Dans la communauté, il y a un esprit d’innovation, de créativité, de trouver des façons de faire les choses ensemble »

Le CERMIM participe activement aux initiatives d’adaptation sur l’île, mais il réfléchit également aux moyens de réduire les impacts environnementaux. Cela signifie en partie de reconnaître le rôle que les résidents peuvent jouer dans la réduction des émissions émanant de combustibles fossiles qui causent les changements climatiques en premier lieu.

« Nous dépendons à 100 % des énergies fossiles. Tous les transports sur l’île et toute l’énergie consommée pour le moment proviennent des hydrocarbures », explique Mme Thibodeau. Bien qu’Hydro-Québec prévoie d’installer un câble de 200 kilomètres pour relier les îles à l’énergie hydroélectrique continentale, les résidents dépendront principalement de la centrale diesel existante jusqu’en 2025 au moins.

Pour réduire les émissions, Mme Thibodeau a aidé à lancer une entreprise sociale appelée Materiauthèque. L’objectif est de réduire les déchets en recyclant et en réutilisant les matériaux de construction, créant ainsi des emplois et des avantages économiques par la même occasion. « Je crois fondamentalement que les humains sont capables de trouver des moyens de mieux cohabiter avec notre environnement. »

L’approche des résidents locaux axée sur les solutions a aussi donné lieu à d’autres initiatives prometteuses. Le bureau local à Merinov, le Centre d’Innovation principal de l’aquaculture et des pêches du Québec, travaille avec des producteurs locaux sur des solutions climatiques. Pour minimiser les impacts sur la biodiversité locale, ils essaient de voir comment les producteurs pourraient travailler avec de nouvelles ou différentes espèces ou encore changer leurs techniques de production. Ils cherchent aussi à améliorer la gestion des espèces pour assurer des pratiques durables.

Les pêcheurs, les chasseurs et les producteurs aquacoles regardent vers l’avenir avec détermination. « Être flexible et diversifié est la clé du succès de nos jours » selon M. Bourque. « Mon grand-père pêchait surtout des pétoncles. Mon père pêchait surtout des poissons benthiques. Moi, je pêche surtout du crabe. Et mon fils, j’espère qu’il continuera ce style de vie. »

Bien que l’avenir soit incertain, les insulaires affrontent les changements climatiques avec des doses égales de pragmatisme et d’optimisme. « C’est surprenant de voir comment la population et les citoyens se sentent engagés dans leur communauté », dit M. Bourgeois. « C’est probablement notre force. »

« Dans la communauté, il y a un esprit d’innovation, de créativité, de trouver des façons de faire les choses ensemble », explique Giroux. La débrouillardise est une caractéristique chez beaucoup de communautés insulaires - on reconnaît que les communautés doivent être autosuffisantes. Sur une île, « on voit vraiment les limites de son environnement. »